The den of wolves || Kurokawa Hiroyuki

Shinichi distribuait deux trois ordres par-ci par-là, exigeant que le personnel s’active, qu’on change les draps d’une chambre, nettoie une pièce...tant de choses à faire qui paraissaient évidentes mais qui, vraisemblablement, ne sautaient pas aux yeux de tout le monde. L’expression de son regard, intense et indescriptible, le ton de sa voix, calme et posé, inspiraient plus de crainte que son humeur colérique. Lorsque le gérant du Kerberos souriait à pleines dents, l’établissement s’agitait. Généralement, cela était signe de mauvais augure. Personne ne l’avait jamais vu perdre son sang froid, mais il en avait déjà renvoyé plusieurs sur un ton mielleux, la langue pourtant aussi affutée que celle d’un serpent. Et tous ceux qui travaillent ici avaient trop besoin d’argent pour se permettre de perdre leur emploi. La goule le savait parfaitement. Ce pourquoi, précisément, il en abusait. Ce sentiment de fausse puissance le mettait légèrement de bonne humeur. Il se permit de fredonner un air qui venait sur le bout de sa langue percée de parts et d’autres. Les points à présent remis sur les i, il était temps de rendre visite à son hôte particulier. Il alla aux cuisines chercher ce qui ressemblait très pour très à une bouteille de vin, ainsi que deux verres. Sur son passage, les prostitués des lieux courbaient l’échine. Un sourire mauvais vint tordre ses lèvres laquées d’un noir de jais.

Il gravit les escaliers avant de se perdre dans les dédales de couloirs, sachant parfaitement où il allait se rendre. Sur le chemin, un employé l’arrêta. « Monsieur, il y a un homme qui occupe la chambre, là bas... Il dit être un de vos amis mais... » Shinichi porta la bouteille qu’il tenait en main à sa vue. « On m’a déjà prévenu » lança-t-il sans plus de cérémonie en se dirigeant vers ladite pièce. Il savait parfaitement qui pouvait bien venir lui rendre visite à l’improviste. L’homme ne pouvait pas réellement affirmer qu’ils étaient amis mais... Ils n’étaient pas ennemis pour autant. « Content de te voir, Hiroyuki » s’exclama-t-il alors qu’il ouvrait la porte sans même frapper. « Je sais bien que je t’ai dit que tu étais le bienvenu ici, mais tu aurais pu me prévenir, tout de même ! » Il soupirait avec exagération. Cela l’amusait plus qu’autre chose, à vrai dire. Une telle visite à l’improviste mettait une jolie pagaille dans son organisation. Mais soit ! Il aimait les imprévus. Shinichi referma la porte derrière lui puis posa les verres et la bouteille sur l’un des meubles. La chambre était vaste et, en poussant une porte, on avait accès à une salle de bain et des sanitaires. Il s’agissait de la plus agréable suite du Kerberos. Non loin de son bureau, Shinichi l’occupait de temps à autre pour passer du bon temps. Il jeta un coup d’oeil amusé à l’homme aux cheveux sombres, se chargeant de remplir les verres. « Que me vaut l’honneur de ta visite ? » demanda-t-il, concentré sur sa tâche. « Tu aurais pu venir avec Masao... » Shinichi eut un sourire carnassier. Dire qu’il ne connaissait pas leur situation aurait été mentir. Mais il aimait chercher la petite bête, c’était plus fort que lui. Il se retourna finalement vers lui pour lui tendre un des verres à pied, remplis d’un liquide trop rouge pour être réellement du vin. « Profite, mon fournisseur vient de se faire arrêter par le CCG, je risque de vite épuiser ma réserve » Il gardait toujours son expression amusée au visage. S’asseyant dans un fauteuil, il se décida à boire une gorgée, scrutant Hiroyuki avec intensité. « Tu peux rester ici autant de temps que tu veux mais...peut-être que tu pourrais me donner une petite compensation, non ? » demanda-t-il de sa voix espiègle. Shinichi ne perdait jamais le sens des affaires, surtout lorsque cela était dans son intérêt.

Shinichi ne se départait pas de son masque de chair, affichant son éternel sourire qui dévoilait des crocs blancs. Hiroyuki avait toujours été...intéressant. Du moins assez pour le divertir. Ce n’était pas tout le monde qui parvenait à lui tenir tête de la sorte. Non pas qu’il était dissuasif, mais ce côté tout feu tout flamme avait un brin de charme. La goule appréciait de poser son regard ombrageux vers lui, ponctuellement. Il fallait dire que les temps se faisaient difficile, et que personne n’était armé face à la solitude. Quand bien même, certains l’étaient peut-être plus que d’autres. Un nouveau sourire étira ses lèvres. « Masao ? Non, je ne sais pas où il se trouve en ce moment... » Mensonge ou vérité ? Lui-même ne le savait pas réellement. Tout ce qui franchissait la barrière perméable de ses lèvres sombre avait un arrière goût doucereux...artificiel. Le monstre parlait avec la langue des humains, trop polie pour être honnête. Sa bouche abritait pourtant un organe venimeux, suintant le poison et la mort. Mais quelque chose lui soufflait que son interlocuteur en était parfaitement conscient. Peut-être sa réputation le précédait-elle...

Il ne sourcilla pas devant les provocations de son semblable. Lui aussi, il connaissait son fonctionnement. Et il voyait très clairement, à travers les attitudes du jeune homme, qu’il cherchait à tuer le temps en attendant le retour de quelqu’un d’autre. Shinichi faisait, lui aussi, office de divertissement. Il en était conscient. Et cette situation, aussi triste pouvait-elle être, le faisait sourire malicieusement. Il aimait plus que tout ces enchevêtrements de pensées complexes, ce vide que l’on cherchait à combler, en vain. Incapable de compatir, il se complaisait malgré tout à tenter de capter ces sensations, comme par compensation. Cela faisait depuis bien longtemps qu’il avait noyé le moindre de ses tourments dans la chair tendre des femmes et celle, amère, des fauves qui se risquaient à lui traîner dans les pattes. En regardant la silhouette de son interlocuteur, devenue comme lointaine, il se demandait cependant ce qu’il pouvait bien ressentir, à se languir de la sorte. Lui, ne pouvait concevoir tout cela. Mais il aimait plus que tout le voir à l’œuvre, telle une comédie se déchaînant devant son regard contemplatif. Une parfaite tragédie. Car c’était bien le sang, qu’il espérait voir couler un jour. Shinichi but une gorgée du liquide velouteux, se délectant du goût qu’il laissait sur sa langue percée. Quel ravissement pour les papilles ! « Je ne t’en veux pas, mais je vais finir par te facturer la casse, si tu continues ainsi » Il plaisantait. A moitié.

Il vint le rejoindre à la fenêtre, se glissant à ses côtés à la manière d’un serpent. Ses yeux brillaient d’une étrange lueur. Il posa une main sur le torse de son vis-à-vis, venant faire jouer ses doigts laqués de noir sur le tissus rêche de son vêtement. « Tu comptes rester ici pour un petit moment ? » demanda-t-il de sa voix mielleuse. L’information pouvait être intéressante. « ...peut-être ne viens-tu que pour me voir ? » Shinichi vint s’accouder sur son épaule, le regardant d’une manière presque carnivore. Cela faisait un petit bout de temps qu’Hiroyuki n’était pas venu frapper à sa porte, et il était bien obligé d’avouer que son contact ne lui était pas désagréable. Après tout, il n’avait le droit de profiter de lui que lorsque Masao n’était pas là. Cela lui convenait pourtant parfaitement. L’éclat de ses yeux s’assombrit en même temps que leur iris alors qu’il inspectait ce corps si bien fait.
Il n’y avait pas à dire, c’était un compromis parfait.

Sans le prévenir, il l’entraîna sur le lit et vint s’asseoir sur son bassin, aussi agile qu’un chat. Ses envies, primaires, le faisait agir à la manière d’une bête. Ce jour-ci, il prenait moult formes, tantôt reptile, tantôt chat. Imprévisible, caressant et...sauvage. Shinichi le regarda par dessous ses longs cils, satisfait. « Si c’est pour que je te réconforte...je m’en ferais un plaisir, tu le sais bien » son sourire redoubla d’intensité. Lui demandait-il vraiment son avis ? Shinichi avait le chic pour n’en faire qu’à sa tête. Ses actions, décousues, avaient un effet étrange. A croire que lui-même ne comprenait pas ce qu’il faisait. Il but une dernière gorgée, jetant son verre par dessus son épaule. Il appelait la femme de chambre plus tard. « Sinon, tu peux aussi voir ça comme ma petite compensation, reversée en nature. C’est comme ça que tout le monde fonctionne, ici » Ils se trouvaient bien dans un bordel, après tout. Shinichi s’amusa à défaire les premiers boutons de sa chemise, s’humectant les lèvres. De ce côté-ci, cela faisait depuis un bon bout de temps qu’il n’avait rien eu de satisfaisant à se mettre sous la dent.